T.K.V. Desikachar, une histoire de transmission

"Au petit matin du 8 août 2016, Sri T.K.V. Desikachar, fils du grand yogi Sri Tirumalai Krishnamacharya s’éteignait à Chennai, dans le Tamil Nadu, une province de sud de l’Inde.

Ceux dont les témoignages sont réunis ici, ont été ses élèves directs pendant de longues années. Certains, Indiens, ont enseigné auprès de lui au Krishnamacharya Yoga Mandiram, pendant 20, 30, ou 40 ans. D’autres, Européens, font partie des « pionniers », qui depuis les années 60 et 70 se sont rendus, annuellement pour certains, à Madras pour étudier auprès de lui. Certains parmi eux avaient d’abord reçu un enseignement de Krishnamurti, à Londres ou en Suisse, et de là sont allés à Madras désirant rencontrer ce jeune professeur, auprès de qui Krishnamurti lui-même étudiait le yoga. Ce livre témoigne donc d’une cinquantaine d’années d’enseignement reçu, et d’amitié.

Au-delà du contenu de l’enseignement, les témoignages réunis ici rendent compte de cette page de l’histoire de la transmission qu’il a « écrite », à sa manière, par l’attention et l’amitié, profondes et particulières qu’il portait à chacun. Ainsi il n’y a pas d’héritage à proprement parler, seulement des fidélités qui par l’expérience, la réflexion, la recherche continue et le partage, continuent à raconter cette histoire toujours revivifiée de cet art pour la vie qu’est le yoga".

Béatrice Viard (éditeur)

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Ma rencontre avec Desikachar
  

Mon avion atterrit à Chennai une nuit d’automne de 1986, sous la pluie battante de la mousson.
A cette époque, j’ignorais tout de l’enseignement viniyoga et de ceux qui, déjà, diffusaient et promouvaient les enseignements de Krishnamacharya en Occident: je ne pratiquais le yoga que depuis deux ou trois ans. Ce fut la lecture d’un livre regroupant les conférences données par T. K.V. Desikachar dans les années 70 à l’Université de Colgate, aux États Unis, qui me permit d'arriver à Chennai. Dans sa version italienne, le livre s’intitulait « Yoga e religiosità » - Yoga et religiosité - et j’avais été frappée par sa richesse, sa simplicité et sa clarté.

La nuit était déjà tombée quand je montai pour la première fois les marches de la petite véranda du Mandiram. Après ma présentation au secrétariat et une brève attente, un homme d’une cinquantaine d’années, tenant dans sa main une petite fille aux longues tresses nouées, se dirigea vers moi: c’était Desikachar accompagné de sa fille Mekhala. Ayant été informé de ma nationalité, il voulut me saluer en italien. Le résultat, accompagné de son grand sourire, fut un salut italo-espagnol : « Buona sera, señorita! » 

Cette année-là, je n’étudiai pas avec Desikachar mais avec des enseignants du Mandiram. J’étais fascinée par les enseignements que je recevais: j’avais encore tout à apprendre! 
Seule la pratique des āsana me laissait perplexe: j’avais été initiée au yoga en suivant la «méthode Iyengar » et on m’avait enseigné à tenir les positions de manière statique pendant longtemps. En plus, de ma propre initiative, j’augmentais les doses. Je pensais que la pratique des āsana suivait le principe «le-plus-longtemps-tu-y-restes-le-mieux-c'est !» et, dans la tranquillité de ma chambre, dans l'ignorance de ma pratique, il m’arrivait parfois de rester jusqu’à trois quarts d’heure en sārvāngāsana. Malgré le fait qu’au Mandiram ma théorie avait été clairement démentie, je considérais la pratique qu’on m’enseignait comme trop molle, et en dépit des recommandations que j'avais reçues à plusieurs reprises (« avant tout, ne pas nuire!»), je décidai, à mon retour de l'Inde, de continuer à pratiquer les āsana comme auparavant. Cependant, environ un mois plus tard, un matin, après avoir entrepris un prasārita pāda uttānāsana et l’avoir maintenu un bon moment… j’essayai de me relever: surprise, mon dos refusa de répondre à cet ordre et je me sentis transpercée par une douleur qui laissa des traces très pénibles pendant des semaines. 

Juste avant de quitter Chennai, Desikachar me dit: «Si tu veux vraiment apprendre le yoga, commence à l’enseigner!» Puis, tout en m’accompagnant jusqu’au portail, il me salua avec un «God bless you!» un vœu qu'au fil des années suivantes, je reçus encore tant de fois, avec plaisir et reconnaissance. Il faut croire que cette bénédiction eu également un retentissement sur mes premiers élèves, puisqu’une fois rentrée en Italie je mis immédiatement en œuvre sa suggestion, à savoir de commencer à enseigner: malgré mes pratiques téméraires de l’époque, j’eus la chance de ne causer aucun dégât. 
Ce fut la première suggestion d’une longue série d’encouragements à faire, à expérimenter et à entrer dans les choses, dont Desikachar me fit le cadeau dans les années qui suivirent. C’est avec cette recommandation qu’il introduisit certains des thèmes devenus récurrents dans son enseignement: «le yoga est l’habileté dans l’action» ainsi que «la connaissance découle de l’expérience». En effet, ce fut justement mon début d'enseignement qui m'amena à me poser des questions. Je pense que c’était l’objectif que Desikachar recherchait quand il me proposa de commencer à enseigner.
 

Fragments d'enseignements

Ce fut avec Desikachar que je commençai à comprendre la valeur des questions, à savoir à quel point s’interroger et explorer est plus utile, intéressant et productif que de rechercher des réponses immédiates. Non seulement Desikachar ne donnait pas de réponses qui n'avaient pas été sollicitées, mais il incitait à s’arrêter au sein des interrogations, à remettre en question ses convictions non explorées, à rechercher et à trouver les réponses en soi. Desikachar était très clair sur le fait que les réponses faciles et les solutions préconçues contribuaient à bloquer l’apprentissage, à rester superficiel et à créer une dépendance. Dans la relation que je développai avec lui les années suivantes, je l’entendis toujours dire qu’il n’y avait pas de réponses définitives et univoques, ni de vérité qui ne puisse être réexaminée. Je ne trouvais cela ni pratique, ni rassurant; parfois, je le trouvais carrément déstabilisant. A de nombreuses reprises, je ressentis envers lui une sincère irritation à cause de cela, à tel point qu’un jour je fis grève en séchant notre leçon habituelle (j’étais encore jeune!). Mais son regard était orienté vers un horizon plus élevé: Desikachar s’intéressait plus à mon évolution, en tant que personne et qu’enseignante, qu’à me donner les réponses que j’attendais de lui. D'après mon expérience, Desikachar a toujours favorisé la prise d'initiative, a soutenu l’apprentissage par essais et erreurs, en encourageant l’ouverture vers de nouvelles possibilités et la créativité. Mais il a surtout toujours aspiré à l’autonomie de ses élèves. 

Evidemment, au fil des années, j’ai reçu une multitude de notions et d’enseignements approfondis. Mais ce que je veux souligner ici est que Desikachar était bien plus intéressé par la formation que par l’information, et il l’était encore davantage quant à la transformation de ses élèves. 
Avant d’être accompagnée dans le vaste monde si intéressant de l’utilisation du yoga en milieu thérapeutique et avant d’apprendre les notions et les concepts fondamentaux du yoga-cikitsa, je fis pendant quelque temps une expérience particulière. J’assistais aux entretiens individuels que Desikachar tenait le soir dans sa cabane de feuilles de bananier, dans la cour du Mandiram. Là, mon maître rencontrait des personnes atteintes de problèmes de santé de toutes sortes qui s'adressaient à lui. Ces rencontres se déroulaient presque toujours en tamoul. Je ne connaissais pas cette langue et je ne maîtrisais pas encore les notions relatives à l’application du yoga aux personnes ayant des problèmes de santé. J’assistais aux séances sans recevoir aucune explication, même pas une fois les rencontres terminées. A peine les personnes entraient, Desikachar les observait attentivement. Moi, j’avais pris l'habitude de suivre soigneusement ses yeux pour comprendre ce qu’il observait chez la personne, afin de pouvoir saisir ce qu'il essayait de décoder. En assistant à ces séances, j’essayais de deviner: un mot d’anglais de ci ou de là, des signes révélateurs chez la personne, les divers instruments d’observation et de diagnostic, ou encore les pratiques d’āsana qu’il proposait. Grâce à tous ces éléments, j’obtenais des informations. Mais jamais assez, et d’ailleurs ce n’était pas si important…

En principe je m’entraînais à observer et, surtout, je m’imprégnais. Je m'imprégnais de l’attention de mon maître, de son respect, de son accueil, de sa manière d’être centré, de son accessibilité aux autres, du soin qu’il prenait de ces personnes. D’une certaine manière, je « m’allumais », comme dans la belle métaphore des Upanishad, où une torche éteinte s’allume au contact d’une torche illuminée, simplement. 
La proximité est la clé de la transmission de l’enseignement, qui elle n'est pas le transfert d’un savoir intellectuel, mais la transmission d’un enseignement vivant, donc le processus qui permet la croissance et la transformation positive. Je m’ouvrais à ce type de relation dans laquelle Desikachar s'amenait soi-même, avec tout ce que la vie, ainsi ce que son père et la pratique du yoga avaient imprimé en lui, en terme de vécu, de présence mentale et d’expérience. Je m’ouvrais à une relation au sein de laquelle Desikachar se sentait responsable par rapport à l'autre, en lui faisait sentir toute sa disponibilité et son intérêt sincère. Je m'ouvrais également à une relation dans laquelle mon maître prenait généreusement soin de l'autre tout en veillant que ce dernier maintienne sa propre responsabilité.
Voici ses mots : « Je crois que la qualité humaine qui consiste à être sensible aux autres est très importante. Pour nous, enseignants de yoga, ce qui est fondamental est notre volonté de comprendre, de communiquer et de nous impliquer dans la relation. En ce sens, la contribution que nous pouvons apporter est sans limite. Naturellement, nous ne promettons pas à celui qui se tourne vers nous de soigner ses problèmes de santé de manière infaillible, ni ne promettons à personne de le rendre immortel. Nous lui assurons seulement que nous allons prendre soin de lui. Dans l'acte même d'apporter ce soin, nous n'avons aucune limite.» 

Mais tout cela concerne ce que je connus par la suite. Pour revenir à mon récit, deux ans plus tard, je retournai pour la deuxième fois à Chennai. Ce fut Menaka, la belle et sympathique épouse de Desikachar qui poursuivit les leçons sur le Yoga-sūtra entamées lors de mon précédent voyage. De temps en temps, Desikachar me recevait pour approfondir mes interrogations, quand un jour il se mit à feuilleter le livre de Taimni, que j’avais avec moi, à la recherche d’un aphorisme dont nous discutions. Je crois que mon livre plein de passages soulignés, d’annotations, de réflexions, de feuillets et de post-it avaient dû le toucher, puisque le jour suivant il m’annonça que dorénavant je continuerai mon enseignement avec lui. J’éprouvai évidemment un grand sentiment de joie et de gratitude pour ce cadeau qui venait de dépasser toutes mes attentes. 

Au fil des années, je me suis constamment efforcée de traduire et de réélaborer son enseignement à partir de ma sensibilité occidentale. Souvent, cela nous mena à enquêter et discuter longuement sur les significations possibles des sūtra de Patañjali afin d’en souligner l’utilité pour la vie quotidienne en Occident. Desikachar avait le don de combiner flexibilité, créativité et clarté. Je me suis souvent posé la question: quel autre maître aurait eu l’ouverture d’esprit dont il fit preuve en m’accompagnant dans cette exploration? Desikachar avait la capacité d’être simultanément un chercheur, un innovateur et un fidèle gardien de la tradition.
 

Le cœur de mon expérience

Quels sont les facteurs générateurs d’une transformation positive? Qu’est-ce qui détermine l’amélioration de la santé? Qu’est-ce qui nous aide à grandir? Qu’est-ce qui soutient le développement des potentiels humains les plus authentiques? Pour Desikachar, les réponses à ces questions tournaient autour de deux grands axes: la relation et la confiance (une confiance évidemment accompagnée d’une capacité de discernement suffisante). 
C’est la confiance en nous-même et en les autres qui nous permet d’agir, de faire des choix, de réaliser des projets, de surmonter des obstacles, de nous avancer vers de nouvelles destinations ou de persévérer sur le chemin que nous sommes en train d’emprunter. C’est cette même confiance qui nous permet de donner du sens à nos expériences, qu’elles soient plaisantes ou non. C'est elle qui fait appel à nos ressources, qui nous aide à ne pas nous fermer aux événements qui nous déplaisent et à collaborer, quand c’est nécessaire, avec l’inévitable. Et c’est encore toujours la confiance qui nous permet de nous fier aux autres et de nous détendre. 

Auprès de mon maître, j’ai compris qu’une bonne partie de l’apprentissage du yoga consiste à cultiver cette confiance et la capacité à être en relation: deux facteurs souvent intimement liés. La confiance facilite les bonnes relations et, vice versa, les relations authentiques nourrissent la confiance. Apprendre à enseigner c’est aussi apprendre à transmettre de la confiance à son élève. Et puisque la confiance s’acquiert, entre autre, auprès de quelqu’un qui lui-même vit en confiance, l’élève apprend à avoir confiance en ses ressources et en sa propre vie, grâce à quelqu’un qui lui accorde pleinement cette confiance, quelqu’un qui croit en lui. J'ai pu en faire l’expérience personnellement grâce à mon maître. 

D’après la définition que l’on trouve dans la Chāndogya Upanishad, le yoga est un processus qui consiste à aller là où on n'est jamais allés, à rejoindre de nouvelles destinations, à exprimer ses propres potentiels. Afin de dépasser nos limites actuelles, en essayant de faire ce qu’aujourd’hui nous ne savons pas encore faire (ou que nous croyons ne pas savoir faire), il est nécessaire d’avoir une certaine confiance dans la réussite: de notre part, ou du moins au départ de la part de quelqu’un d’autre. Comme dans l'exemple qui suit, qui semble moindre, mais qui est emblématique. 
Durant l’été 1991, j’étais en Inde pour étudier, quand un jour Desikachar me déclara: «J'aimerais bien que tu sois ma traductrice lors des prochaines conférences et des prochains séminaires que je donnerai en Italie.»
Haussant les épaules, me pinçant un peu les lèvres et avec une expression de désolation et d’impuissance, je lui répondis: «Je ne pense pas que ça sera possible!» Puis, en exagérant et me dévalorisant un peu afin d’essayer de me tirer de ce qui, sur le coup, me parut une situation embarrassante genre «mission impossible», j’ajoutai: «je ne connais que 100 mots d’anglais». - «D’accord! », me répondit-il après un instant de réflexion «je n’utiliserai seulement que ces 100 mots!» Je ne pus rien répliquer. 

La première occasion fut une conférence à Trévise organisée par mon ami et collègue Giandomenico Vincenzi qui me confessa plus tard que le choix de Desikachar, quant à sa traductrice, lui avait procuré une certaine préoccupation et qu’il n’aurait pas parié gros sur ma performance. La conférence eut lieu sans aucun problème: la présence confiante de mon maître me soutint, les mots italiens s’intercalèrent de manière fluide avec les siens et mon ami Giandomenico pu enfin se détendre. Pour ma part, je devins la traductrice officielle de Desikachar en Italie. 

Une des nombreuses définitions que Desikachar avait l’habitude de donner du yoga était celle-ci: «Dans l’univers, tout est inter-lié, il existe une relation entre chaque chose, et le yoga est là pour nous le rappeler. ‘Yoga’ signifie ‘relation’; relation avec notre corps, avec nous-même, avec le monde qui nous entoure.» Pour parvenir au changement et à l'épanouissement, Desikachar n'avait aucun doute sur le degré d’efficacité de la relation d’une part et de la pratique des āsana de l’autre, tout en attribuant une valeur maximale à la première et minimale à la seconde. Personnellement, il me semble assez évident que la pratique des positions ne soit pas une garantie d’un changement positif, même si elle représente certainement une aide valable. 

Dans le domaine de la psychothérapie et d'autres relations d’aide comme le counseling, on trouve une pleine confirmation de l’importance de la relation en soi: il est désormais établi dans ce milieu qu’il n’existe pas une approche meilleure qu’une autre, ni un ensemble de techniques plus ou moins efficace, parce qu’une condition essentielle à la réussite d’une psychothérapie ou d’un parcours de counseling «est» la relation. Ce qui permet et soutien le processus de changement et de  développement personnel, c’est la relation.  Une bonne relation est en elle-même thérapeutique et elle rapproche la personne de ses ressources. C'est ça le cœur de mes expériences avec Desikachar.      
L’évolution et le développement de nos potentiels peuvent, avant tout, avoir lieu sur le terrain fertile du contact humain authentique, dans le respect réciproque, dans la confiance, la qualité de présence, ainsi que dans l'écoute profonde. Ces catalyseurs ôtent les obstacles et aident les personnes à trouver le chemin de leur guérison et de leur épanouissement, leur place dans le monde, ainsi qu’à exprimer leur nature individuelle. 

Ce qui me fascina le plus dans mon contact avec Desikachar fut d’expérimenter à quel point la relation humaine peut favoriser l’évolution individuelle. Grâce à cette expérience si importante pour moi, je décidai d’entamer une formation de counseling au début des années 2000. Pourquoi? Parce que le counselor est par définition un expert de l’écoute et de la communication: le counselor est quelqu’un qui place la qualité de la relation humaine au centre de ses pensées et de ses actions.  
Dans le champ de la psychologie humaniste, le psychologue américain Carl Rogers a identifié trois qualités/facultés essentielles que le thérapeute ou le counselor, doivent posséder afin de favoriser un changement positif en l’autre: la considération positive, l’empathie et l’authenticité. Ces trois caractéristiques peuvent être décrites avec les formules suivantes: le respect et la valorisation de l’autre, l’acceptation sans jugement, la chaleur, l’écoute profonde, un investissement total dans la participation, un intérêt authentique, une sincère volonté de comprendre, une conscience de soi et donc une connaissance et une expression de soi authentique. Tous ces éléments sont des catalyseurs puissants qui permettent une transformation positive. J'ai eu la chance de les toucher de mes propres mains dans mon rapport avec et à travers Desikachar.     

Durant les vingt années au cours desquelles je fus en contact avec lui, il y eut évidemment de temps à autre des petites incompréhensions, des légers conflits, et même quelques petits ressentiments de la part de chacun de nous. Mon sens critique occidental, avec ses bons et ses mauvais côtés, en fit partie. Mais tout cela contribua justement à la construction d’une relation humaine vraie. 

Pourtant, vint le moment où les choses se passèrent différemment. 
Il y eut en l'an 2000 un «court-circuit» entre Desikachar et ses élèves occidentaux, un moment de conflit et d’incompréhension. A cette occasion, Desikachar fut tout, sauf tendre, avec beaucoup d’entre nous. Pour ma part, cet événement fut un éclair dans un ciel jusque-là serein. Je ne rentrerai pas dans les détails de ses raisons, lesquelles je n'ai, de toute façon, depuis, qu’en partie comprises. Demeure le fait que cette «nouvelle version» de mon maître m’était entièrement inconnue jusqu’alors: je l’avais déjà vu être dur avec certains de ses élèves, mais jamais avec moi. Je ne crois pas que son comportement eu un but éducatif précis. Je pense plutôt qu’à ce moment là, Desikachar était en train de réexaminer le sens de son enseignement en Occident et que, simultanément, il traversait une période très difficile liée à des ennuis familiaux, dont il me fit part, mais seulement à l'issue de cette tempête. A l'origine de ce retournement, figurent une série de désillusions petites et grandes, de malentendus liés à la manière de recevoir (ou non) son enseignement de la part de certains de ses élèves occidentaux, telles furent les étincelles qui mirent le feu aux poudres. 

A ce moment là, je connus la dureté dont Desikachar était capable, je vis sa colère et son incapacité à reconnaître qu’il était en colère, je vis ses actions se transformer en réactions, je vis la désillusion de ses attentes et sa frustration, je vis son manque d’objectivité, je vis vaciller la conscience de ce qu’il était en train de faire: je connus l’autre facette de son coté humain. Certes, je me senti blessée, mais cela m’aida aussi, après une période d'élaboration psychique, à voir et à apprécier mon maître comme un homme entier. 
Après cet événement, je pris un temps de distance. Pendant quatre ans, je ne me rendis plus à Chennai. Cette période de recul m’aida simultanément à me connecter plus profondément à mes propres racines et à mon identité occidentale. Ce fut à ce moment-là que je me rapprochai de la psychologie occidentale: ainsi débuta ma formation, qui dura cinq ans et qui aboutit à mon activité de counseling. 

Pendant cette période, je sentis avec toujours plus de clarté que cet événement n’avait rien effacé de tout ce qui avait eu lieu auparavant. Une continuité s’était douloureusement rompue, mais je sentis en profondeur que l’homme et ses limites ne pouvaient pas effacer le maître, puisque le maître était à l’intérieur de cet homme. Et surtout, je commençais à sentir que je portais désormais en moi le don que mon maître m'avait fait.     
Après cette période, nous nous sommes rencontrés de nouvelles fois. Je n’oublierai jamais la tendresse et la chaleur dont il fit preuve pour réparer ses «maladresses» au cours du premier de mes voyages qui s’en suivirent. Durant ces rencontres, je sentis qu’il ne manquait pas une miette de l’estime et de l’affection que je lui portais. A ma surprise, c’est même le contraire qui se produisit. D'ailleurs, malgré ces moments de déception, je trouvai que notre relation s'était renforcée davantage. A partir de ce moment-là, j'ai accordé mon estime et mon affection à l’homme entier. 
Les années suivantes, mes études me maintinrent loin de Chennai, mais durant ce temps, je sentis sa présence constamment près de moi. Quand, plus tard, j’éprouvai le désir de le rencontrer à nouveau pour reprendre mes études avec lui - qui, bien sûr, ne sont jamais terminées - j’appris qu’il était trop tard: il était déjà malade. 
Il y a beaucoup de textes et d’aspects du yoga que j'aurai encore pu étudier avec lui et que je n'ai  pu approfondir, mais je n'ai pas de regrets, parce que je sens que l'essentiel est le lien qu'il y a eu entre nous. Un lien qui m'a rendue meilleure: plus consciente, plus forte et qui m'a dotée de plus de compétences pour la vie. Je lui suis profondément reconnaissante pour cela.
 

Des traces ineffaçables  

Que reste-t-il de cette expérience? 

Il en reste l’ampleur de l’enseignement du yoga que Desikachar m’a transmis. Un enseignement que moi-même, pour autant que j’en ai été capable, j'ai contribué et contribue encore à transmettre, dans mon petit cercle, avec tant d’autres de ses élèves. Des personnes qui ont aidé et aident à faire souffler en Occident le vent de l’enseignement de son père, T. Krishnamacharya: un enseignement que Desikachar a su, le premier, rendre accessible à des millions de personnes en dehors de l’Inde. 
Reste le goût de nos rencontres individuelles, qui ont si souvent touché les cordes les plus sensibles de notre coté humain. Reste l’écoute attentive que mon maître m’a dédiée, l’intimité et la proximité dont il a bien voulu me faire cadeau. 
Restent l’humanité et la sagesse avec lesquelles il a su combler mes vides. 
Reste également le signe indélébile du respect, de l’affection, du soin, de l’intérêt et de la gratitude qui pendant tant d’années ont béni nos rencontres et nos leçons. 
Reste enfin, mémorisé dans mes cellules, la confiance que mon  maître m’a transmise, en croyant en moi et en m’incitant à aller de l’avant. Quelque chose de vivant, non pas faite de mots ou d'idées qui s'évanouissent dans l’éther ou dans l’oubli, ou qui s’éteignent sur un bout de papier, mais une force vitale qui me nourrit et qui, comme je le ressens, survivra à jamais. C’est cela qu’à mon tour je m'efforce, aujourd'hui, de transmettre.

                                                     Lucia Almini